1. Le silence


« Au commencement, avant l’origine de toutes choses, était l’Unité », disent les théogonies les plus élevées de l’Occident, celles qui s’efforcent d’atteindre l’Être au-delà de sa manifestation ternaire, et qui ne s’arrêtent point à l’universelle apparence du Binaire. Mais les théogonies de l’Orient et de l’Extrême-Orient disent : « Avant le commencement, avant même l’Unité primordiale, était le Zéro », car elles savent qu’au-delà de l’Être il y a le Non-Être, qu’au-delà du manifesté il y a le non-manifesté qui en est le principe, et que le Non-Être n’est point le Néant, mais qu’il est au contraire la Possibilité infinie, identique au Tout universel, qui est en même temps la Perfection absolue et la Vérité intégrale. » (Remarques sur la production des nombres)


« […] comme le Non-Être, ou le non-manifesté, comprend ou enveloppe l’Être, ou le principe de la manifestation, le silence comporte en lui-même le principe de la parole ; en d’autres termes, de même que l’Unité (l’Être) n’est que le Zéro métaphysique (le Non-Être) affirmé, la parole n’est que le silence exprimé ; mais, inversement, le Zéro métaphysique, tout en étant l’Unité non-affirmée, est aussi quelque chose de plus (et même infiniment plus), et de même le silence, qui en est un aspect au sens que nous venons de préciser, n’est pas simplement la parole non-exprimée, car il faut y laisser subsister en outre ce qui est inexprimable, c’est-à-dire non susceptible de manifestation (car qui dit expression dit manifestation, et même manifestation formelle), donc de détermination en mode distinctif. » (Les états multiples de l’Être, chap.III)


« Non seulement ce n’est que dans et par le silence que cette communication [avec le Principe suprême, qui est désigné ici comme le « Grand Mystère »] peut être obtenue, parce que le « Grand Mystère » est au delà de toute forme et de toute expression, mais le silence lui-même « est le Grand Mystère » ; comment faut-il entendre au juste cette affirmation ? D’abord, on peut rappeler à ce propos que le véritable « mystère » est essentiellement et exclusivement l’inexprimable, qui ne peut évidemment être représenté que par le silence ; mais, de plus, le « Grand Mystère » étant le non-manifesté, le silence lui-même, qui est proprement un état de non-manifestation, est par là comme une participation ou une conformité à la nature du Principe suprême. D’autre part, le silence, rapporté au Principe, est, pourrait-on dire, le Verbe non proféré ; c’est pourquoi « le silence sacré est la voix du Grand Esprit », en tant que celui-ci est identifié au principe même; et cette voix, qui correspond à la modalité principielle du son que la tradition hindoue désigne comme parâ ou non-manifestée, est la réponse à l’appel de l’être en adoration : appel et réponse également silencieux, étant une aspiration et une illumination purement intérieures l’une et l’autre.

« Pour qu’il en soit ainsi, il faut d’ailleurs que le silence soit en réalité quelque chose de plus que la simple absence de toute parole ou de tout discours, fussent-ils formulés seulement d’une façon toute mentale ; et, en effet, ce silence est essentiellement pour les Indiens « le parfait équilibre des trois parties de l’être », c’est-à-dire de ce qu’on peut, dans la terminologie occidentale désigner comme l’esprit, l’âme et le corps, car l’être tout entier, dans tous les éléments qui le constituent, doit participer à l’adoration pour qu’un résultat pleinement valable puisse en être obtenu. La nécessité de cette condition d’équilibre est facile à comprendre, car l’équilibre est, dans la manifestation même, comme l’image ou le reflet de l’indistinction principielle du non-manifesté, indistinction qui est bien représentée aussi par le silence, de sorte qu’il n’y a aucunement lieu de s’étonner de l’assimilation qui est ainsi établie entre celui-ci et l’équilibre [1]. » (Silence et solitude)




 [1] Il est à peine besoin de rappeler que l’indistinction principielle dont il s’agit ici n’a rien de commun avec ce qu’on peut aussi désigner par le même mot pris dans un sens inférieur, nous voulons dire la pure potentialité indifférenciée de la materia prima.

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