[...] un des points
essentiels qu’[Aroux] a bien mis en lumière, sans peut-être en tirer toutes
les conséquences qu’il comporte, c’est la signification des diverses
régions symboliques décrites par Dante, et plus particulièrement celle
des « cieux ». Ce que figurent ces régions, en effet, ce sont en réalité
autant d’états différents, et les cieux sont proprement des
« hiérarchies spirituelles », c’est-à-dire des degrés d’initiation ; il y
aurait, sous ce rapport, une concordance intéressante à établir entre
la conception de Dante et celle de Swedenborg, sans parler de certaines
théories de la Kabbale hébraïque et surtout de l’ésotérisme islamique.
Dante lui-même a donné à cet égard une indication qui est digne de remarque : « A vedere quello che per terzo cielo s’intende… dico che per cielo intendo la scienza e per cieli le scienze[1]. »
Mais quelles sont au juste ces sciences qu’il faut entendre par la
désignation symbolique de « cieux », et faut-il voir là une allusion aux
« sept arts libéraux », dont Dante, comme tous ses contemporains, fait
si souvent mention par ailleurs ? Ce qui donne à penser qu’il doit en
être ainsi, c’est que, suivant Aroux, « les Cathares avaient, dès le XIIe
siècle, des signes de reconnaissance, des mots de passe, une doctrine
astrologique : ils faisaient leurs initiations à l’équinoxe de
printemps ; leur système scientifique était fondé sur la doctrine des
correspondances : à la Lune correspondait la Grammaire, à Mercure la
Dialectique, à Vénus la Rhétorique, à Mars la Musique, à Jupiter la
Géométrie, à Saturne l’Astronomie, au Soleil l’Arithmétique ou la Raison
illuminée ». Ainsi, aux sept sphères planétaires, qui sont les sept
premiers des neufs cieux de Dante, correspondaient respectivement les
sept arts libéraux, précisément les mêmes dont nous voyons aussi les
noms figurer sur les sept échelons du montant de gauche de l’Échelle des Kadosch (30e
degré de la Maçonnerie écossaise). L’ordre ascendant, dans ce dernier
cas, ne diffère du précédent que par l’interversion, d’une part, de la
Rhétorique et de la Logique (qui est substituée ici à la Dialectique),
et, d’autre part, de la Géométrie et de la Musique, et aussi en ce que
la science qui correspond au Soleil, l’Arithmétique, occupe le rang qui
revient normalement à cet astre dans l’ordre astrologique des planètes,
c’est-à-dire le quatrième, milieu du septénaire, tandis que les Cathares la plaçaient au plus haut échelon de leur Échelle mystique, comme Dante le fait pour sa correspondante du montant de droite, la Foi (Emounah), c’est-à-dire cette mystérieuse Fede Santa dont lui-même était Kadosch[2].
Cependant, une
remarque s’impose encore à ce sujet : comment se fait-il que des
correspondances de cette sorte, qui en font de véritables degrés
initiatiques, aient été attribuées aux arts libéraux, qui étaient
enseignés publiquement et officiellement dans toutes les écoles ? Nous
pensons qu’il devait y avoir deux façons de les envisager, l’une
exotérique et l’autre ésotérique : à toute science profane peut se
superposer une autre science qui se rapporte, si l’on veut, au même
objet, mais qui le considère sous un point de vue plus profond, et qui
est à cette science profane ce que les sens supérieurs des écritures
sont à leur sens littéral. On pourrait dire encore que les sciences
extérieures fournissent un mode d’expression pour des vérités
supérieures, parce qu’elles-mêmes ne sont que le symbole de quelque
chose qui est d’un autre ordre, parce que, comme l’a dit Platon, le
sensible n’est qu’un reflet de l’intelligible ; les phénomènes de la
nature et les événements de l’histoire ont tous une valeur symbolique,
en ce qu’ils expriment quelque chose des principes dont ils dépendent,
dont ils sont des conséquences plus ou moins éloignées. Ainsi, toute
science et tout art peut, par une transposition convenable, prendre une
véritable valeur ésotérique ; pourquoi les expressions tirées des arts
libéraux n’auraient-elles pas joué, dans les initiations du moyen âge,
un rôle comparable à celui que le langage emprunté à l’art des
constructeurs joue dans la Maçonnerie spéculative? Et nous irons plus
loin : envisager les choses de cette façon, c’est en somme les ramener à
leur principe ; ce point de vue est donc inhérent à leur
essence même, et non point surajouté accidentellement ; et, s’il en est
ainsi, la tradition qui s’y rapporte ne pourrait-elle remonter à
l’origine même des sciences et des arts, tandis que le point de vue
exclusivement profane ne serait qu’un point de vue tout moderne,
résultant de l’oubli général de cette tradition ? Nous ne pouvons
traiter ici cette question avec tous les développements qu’elle
comporterait ; mais voyons en quels termes Dante lui-même indique, dans
le commentaire qu’il donne de la première Canzone, la façon dont
il applique à son œuvre les règles de quelques-uns des arts libéraux :
« O uomini, che vedere non potete la sentenza di questa Canzone, non la
rifiutate però ; ma ponete mente alla sua bellazza, che è grande, sì per
costruzione, la quale si pertiene alli grammatici ; sì per l’ordine del sermone, che si pertiene alli rettorici ; si per lo numero delle sue parti, che si pertiene alli musici[3]. »
Dans cette façon d’envisager la musique en relation avec le nombre,
donc comme science du rythme dans toutes ses correspondances, ne peut-on
reconnaître un écho de la tradition pythagoricienne ? Et n’est-ce pas
cette même tradition, précisément, qui permet de comprendre le rôle
« solaire » attribué à l’arithmétique, dont elle fait le centre commun
de toutes les autres sciences, et aussi les rapports qui unissent
celles-ci entre elles, et spécialement la musique avec la géométrie, par
la connaissance des proportions dans les formes (qui trouve son
application directe dans l’architecture), et avec l’astronomie, par
celle de l’harmonie des sphères célestes ? Nous verrons assez,
par la suite, quelle importance fondamentale a le symbolisme des nombres
dans l’œuvre de Dante ; et, si ce symbolisme n’est pas uniquement
pythagoricien, s’il se trouve dans d’autres doctrines pour la simple
raison que la vérité est une, il n’en est pas moins permis de penser
que, de Pythagore à Virgile et de Virgile à Dante, la « chaîne de la
tradition » ne fut sans doute pas rompue sur la terre d’Italie.
[1] Convito, t. II, ch. XIV
[2] Sur L’échelle mystérieuse des Kadosch, dont il sera encore question plus loin, voir le Manuel maçonnique du F∴ Vuilliaume, pl. XVI et pp. 213-214. Nous citons cet ouvrage d’après la 2e édition (1830).
[3] Voici la traduction de ce texte : « Ô hommes qui ne pouvez voir le sens de cette Canzone, ne la rejetez pourtant pas ; mais faites attention à sa beauté, qui est grande, soit pour la construction, ce qui concerne les grammairiens ; soit pour l’ordre du discours, ce qui concerne les rhétoriciens ; soit pour le nombre de ses parties, ce qui concerne les musiciens. »
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