L'histoire de la musique occidentale
peut être considérée comme s'effectuant entre deux pôles qu'il
convient de bien distinguer ; ces pôles, ce sont deux principes
complémentaires, respectivement actif et passif, que l'on peut
appeler l' « essence » et la « substance »,
et qui peuvent être envisagés par rapport à des domaines plus ou
moins restreints. L'essence d' une note, par exemple, c'est ce qui
lui donne sa qualité ou sa sonorité propre, et qui la distingue de
toutes les autres notes : c'est l'unité synthétique d'un
ensemble de rapports ; sa substance, c'est ce qui reste quand on
la dépouille entièrement de son essence, de toutes ses qualités
propres, de tout ce qui fait qu'elle est elle-même et non pas une
autre : un simple « point », une unité comparable à
une des unités de la multiplicité numérique, semblable à toute
les autres unités qui l'entourent. Il faut bien remarquer que, à
tous égards, l'essence et la substance sont inverses : du point
de vue de l'essence, les notes sont qualitativement distinctes les
unes des autres ; du point de vue de la substance, elles forment
un ensemble uniforme ; du point de vue de l'essence, elles sont
toutes unies entre elles par les rapports même qui entrent dans la
définition essentielle de chacune ; du point de vue de la
substance, elles forment une multiplicité non-unifiée et sont en
quelque sorte toutes détachées les unes des autres ; d'un côté
on a l'unité et la distinction ; de l'autre la multiplicité et
l'uniformité ; ce caractère inverse des deux principes ne doit
pas être oublié, car ce qui peut parfois apparaître comme un
« plus » du côté de la substance est en réalité
toujours un « moins » du côté de l'essence, et on
comprendra sans peine l'importance de cette remarque quand on saura
que l'histoire de la musique, dans une très large mesure, peut être
décrite comme s'effectuant de l'essence vers la substance.
Voici pourquoi : tout
développement de manifestation implique nécessairement un
éloignement de plus en plus grand du principe dont il procède ;
or, la manifestation est dans son principe comme l'effet est dans sa
cause ; et en s'éloignant de ce principe, elle procède d'un
pôle positif, qui est l'unité synthétique de tout ce qui doit se
manifester, vers un pôle négatif, qui n'est que privation. D'autre
part, ces deux pôles, c'est à dire l'essence et la substance pure,
sont respectivement au delà et en deçà de toute existence
possible, de sorte que, en passant de l'un à l'autre, ou de ce qui y
correspond par rapport à un domaine plus ou moins restreint, tout
développement de manifestation comprend deux phases
complémentaires : une phase de « matérialisation »
ou de « solidification », à partir de l'essence, puis, à
l'inverse, une phase de dissolution, vers la substance ; et dans
l'histoire de la musique, ces deux phases, dont la seconde n'est pas
encore achevée, coïncident en partie avec la solidification du
système tonal, achevée avec la musique de Haydn, Mozart et
Beethoven, puis avec la dissolution de ce même système.
Cela dit, il ne faudrait pas croire que
ces deux phases s'effectuent sans aucune autre oscillation ; en
effet, il y correspond deux tendances complémentaires,
respectivement vers la solidification et vers la dissolution, et qui
agissent toujours simultanément, bien que dans des proportions
diverses ; si l'une ou l'autre seulement était en action, la
fin viendrait aussitôt, soit par « pétrification »,
soit par « volatilisation » ; elles agissent
continuellement et simultanément parce qu’elles procèdent des
actions et réactions produites par la polarisation de l'essence et
de la substance, qui elles même exercent chacune continuellement et
simultanément une attraction qui tire les êtres vers l'une ou
l'autre. On voit que de la polarisation de l'essence et de la
substance procèdent plusieurs tendances qui sont reliées entre
elles, bien qu'elles ne coïncident pas : les deux tendances qui
tirent respectivement les êtres vers l'essence ou vers la substance,
les deux tendances qui tendent respectivement vers la solidification
ou vers la dissolution, et d'autres encore, comme nous le verrons par
la suite. Lorsque toutes ces tendances s'exercent dans le domaine
humain, elles s'exercent nécessairement par des facultés humaines
et des agents humains appropriés, et dans le domaine de la musique,
par des moyens musicaux appropriés ; aussi y a-t-il, dans
l'homme comme dans la musique, des tendances ou des dualités qui en
sont les correspondantes microcosmiques ; par exemples, le
principe psychique qui caractérise l'individualité humaine comprend
deux éléments distincts que, pour l'instant, nous pouvons nous
borner à définir simplement comme l'élément mental et l'élément
émotif ; dans la musique, il y a par exemple ce que nous appelons la tendance vers le "bémol" et la tendance vers le "dièse" ;
chacun des termes de chacune de ces dualités peut être représenté plus spécialement par certains compositeurs ou par certains styles,
et chacun a un rôle bien défini dans l'histoire de la musique, qui
est rythmée par les jeux d'équilibre et les oscillations qui
résultent de leurs actions et réactions concordantes ; ce sont
ces oscillations qu'il y a maintenant lieu d'expliquer plus
précisément.
Bien que l'histoire de la musique se
déroule sans aucune solution de continuité, elle est jalonnée de
points qui ont une importance particulière, comme par exemple, entre
les deux grandes phases de solidification et de dissolution, le
moment ou la prépondérance commence à passer de l'une à l'autre
des deux tendances auxquelles ces phases correspondent ;
certains de ces « points crises » peuvent être comparés
à ce qui se produit lorsqu'une corde sur laquelle s'exerce une
tension de plus en plus grande finit par se rompre soudainement ;
et cette image peut notamment s'appliquer à l'origine même de toute
la musique moderne, vers le début du XIVème siècle, ou à
l'époque, au début du XXème siècle, où Schoenberg finit par
dissoudre tout ce qui subsistait encore des relations tonales.
Maintenant, deux « points crises » successifs, à
l'intérieur d'un cycle quelconque produit par la polarisation d'un
pôle essentiel et d'un pôle substantiel, sont les reflets de ces
deux pôles par rapport à la période qui les sépare ; aussi y
a-t-il comme un emboîtement de cycles les uns dans les autres, car
ces périodes entre deux « points crises » reproduisent à
leur échelle et sous une autre forme les deux phases complémentaires
de solidification et de dissolution qui régissent les cycles plus
vastes dans lesquels ils s'inscrivent ; en outre, tous ces
petits cycles non seulement s’emboîtent, mais ils se chevauchent
aussi, et il y en a même de différentes espèces, de la même
manière que les planètes qui tournent autour du soleil ont chacune
leur rythme propre.
Cependant, tous ces petits cycles sont
ordonnés par rapport au plus grand de tous qui les a produit par la
polarisation des pôles essentiels et substantiels, et tous
s'équilibrent et concourent à la même fin ; mais il n'est
peut-être pas inutile de donner un exemple, même si celui-ci ne
pourra être entièrement compris que dans la suite de cette étude :
vers l'époque même des premières pièces atonales de Schoenberg
apparaissait le jazz qui, comme ces pièces atonales, peut être
considéré comme ouvrant un petit cycle à l'intérieur d'un cycle
plus vaste ; il peut sembler à première vue qu'il n'y a aucun
rapport entre ces deux musiques, mais en réalité, l'une comme
l'autre ne furent possible que parce que, à cette époque, s'ouvrait
une phase nouvelle vers la dissolution finale, et ceci, non seulement
en musique, mais dans tous les domaines ; et bien qu'elles
puissent sembler à certains égards opposées, elles furent en fait
chacune des étapes importantes et complémentaires concourant à un
même but ; c'est ce qu'il va nous falloir à présent examiner
brièvement pour terminer ces indications préliminaires.
Nous avons vu au début que l'essence
et la substance étaient inverses l'une de l'autre ; il faut
savoir qu'une des conséquences de ceci, c'est que les phases de
solidification et de dissolution se correspondent en sens inverse, et
que ce qui est le plus proche de la substance est comme une image
inversée de ce qui est le plus proche de l'essence ; c'est
pourquoi, par exemple, certains musiciens donnent le nom de « mode »
à deux choses opposées : d'une part à des ensembles
hiérarchiques de notes bien distinctes, d'autre part à des
ensembles plus ou moins uniformes de notes toutes égales ; ces
deux sortes de « modes » sont « non-modulants »,
et peuvent à ce point de vue être distingués du système des
tonalités, mais il n'en reste pas moins qu'elles sont inverses l'une
de l'autre, que les « modes hiérarchiques » sont du
côté de l'essence et les « modes uniformes » du côté
de la substance, et, pour notre part, nous ne donnerons à ces
derniers que le nom de « pseudo-modes ». Ceci dit, ce
n'est là qu'un exemple parmi d'autres, et nous verrons que c'est
toute la musique qui tend à devenir une sorte de reflet obscur et
parodique de ce qu'elle était anciennement, et qu'on peut même,
depuis quelque temps déjà, appeler la musique de notre époque une
« musique à rebours ».
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