1. Introduction


L'histoire de la musique occidentale peut être considérée comme s'effectuant entre deux pôles qu'il convient de bien distinguer ; ces pôles, ce sont deux principes complémentaires, respectivement actif et passif, que l'on peut appeler l' « essence » et la « substance », et qui peuvent être envisagés par rapport à des domaines plus ou moins restreints. L'essence d' une note, par exemple, c'est ce qui lui donne sa qualité ou sa sonorité propre, et qui la distingue de toutes les autres notes : c'est l'unité synthétique d'un ensemble de rapports ; sa substance, c'est ce qui reste quand on la dépouille entièrement de son essence, de toutes ses qualités propres, de tout ce qui fait qu'elle est elle-même et non pas une autre : un simple « point », une unité comparable à une des unités de la multiplicité numérique, semblable à toute les autres unités qui l'entourent. Il faut bien remarquer que, à tous égards, l'essence et la substance sont inverses : du point de vue de l'essence, les notes sont qualitativement distinctes les unes des autres ; du point de vue de la substance, elles forment un ensemble uniforme ; du point de vue de l'essence, elles sont toutes unies entre elles par les rapports même qui entrent dans la définition essentielle de chacune ; du point de vue de la substance, elles forment une multiplicité non-unifiée et sont en quelque sorte toutes détachées les unes des autres ; d'un côté on a l'unité et la distinction ; de l'autre la multiplicité et l'uniformité ; ce caractère inverse des deux principes ne doit pas être oublié, car ce qui peut parfois apparaître comme un « plus » du côté de la substance est en réalité toujours un « moins » du côté de l'essence, et on comprendra sans peine l'importance de cette remarque quand on saura que l'histoire de la musique, dans une très large mesure, peut être décrite comme s'effectuant de l'essence vers la substance.

Voici pourquoi : tout développement de manifestation implique nécessairement un éloignement de plus en plus grand du principe dont il procède ; or, la manifestation est dans son principe comme l'effet est dans sa cause ; et en s'éloignant de ce principe, elle procède d'un pôle positif, qui est l'unité synthétique de tout ce qui doit se manifester, vers un pôle négatif, qui n'est que privation. D'autre part, ces deux pôles, c'est à dire l'essence et la substance pure, sont respectivement au delà et en deçà de toute existence possible, de sorte que, en passant de l'un à l'autre, ou de ce qui y correspond par rapport à un domaine plus ou moins restreint, tout développement de manifestation comprend deux phases complémentaires : une phase de « matérialisation » ou de « solidification », à partir de l'essence, puis, à l'inverse, une phase de dissolution, vers la substance ; et dans l'histoire de la musique, ces deux phases, dont la seconde n'est pas encore achevée, coïncident en partie avec la solidification du système tonal, achevée avec la musique de Haydn, Mozart et Beethoven, puis avec la dissolution de ce même système.

Cela dit, il ne faudrait pas croire que ces deux phases s'effectuent sans aucune autre oscillation ; en effet, il y correspond deux tendances complémentaires, respectivement vers la solidification et vers la dissolution, et qui agissent toujours simultanément, bien que dans des proportions diverses ; si l'une ou l'autre seulement était en action, la fin viendrait aussitôt, soit par « pétrification », soit par « volatilisation » ; elles agissent continuellement et simultanément parce qu’elles procèdent des actions et réactions produites par la polarisation de l'essence et de la substance, qui elles même exercent chacune continuellement et simultanément une attraction qui tire les êtres vers l'une ou l'autre. On voit que de la polarisation de l'essence et de la substance procèdent plusieurs tendances qui sont reliées entre elles, bien qu'elles ne coïncident pas : les deux tendances qui tirent respectivement les êtres vers l'essence ou vers la substance, les deux tendances qui tendent respectivement vers la solidification ou vers la dissolution, et d'autres encore, comme nous le verrons par la suite. Lorsque toutes ces tendances s'exercent dans le domaine humain, elles s'exercent nécessairement par des facultés humaines et des agents humains appropriés, et dans le domaine de la musique, par des moyens musicaux appropriés ; aussi y a-t-il, dans l'homme comme dans la musique, des tendances ou des dualités qui en sont les correspondantes microcosmiques ; par exemples, le principe psychique qui caractérise l'individualité humaine comprend deux éléments distincts que, pour l'instant, nous pouvons nous borner à définir simplement comme l'élément mental et l'élément émotif ; dans la musique, il y a par exemple ce que nous appelons la tendance vers le "bémol" et la tendance vers le "dièse" ; chacun des termes de chacune de ces dualités peut être représenté plus spécialement par certains compositeurs ou par certains styles, et chacun a un rôle bien défini dans l'histoire de la musique, qui est rythmée par les jeux d'équilibre et les oscillations qui résultent de leurs actions et réactions concordantes ; ce sont ces oscillations qu'il y a maintenant lieu d'expliquer plus précisément.

Bien que l'histoire de la musique se déroule sans aucune solution de continuité, elle est jalonnée de points qui ont une importance particulière, comme par exemple, entre les deux grandes phases de solidification et de dissolution, le moment ou la prépondérance commence à passer de l'une à l'autre des deux tendances auxquelles ces phases correspondent ; certains de ces « points crises » peuvent être comparés à ce qui se produit lorsqu'une corde sur laquelle s'exerce une tension de plus en plus grande finit par se rompre soudainement ; et cette image peut notamment s'appliquer à l'origine même de toute la musique moderne, vers le début du XIVème siècle, ou à l'époque, au début du XXème siècle, où Schoenberg finit par dissoudre tout ce qui subsistait encore des relations tonales. Maintenant, deux « points crises » successifs, à l'intérieur d'un cycle quelconque produit par la polarisation d'un pôle essentiel et d'un pôle substantiel, sont les reflets de ces deux pôles par rapport à la période qui les sépare ; aussi y a-t-il comme un emboîtement de cycles les uns dans les autres, car ces périodes entre deux « points crises » reproduisent à leur échelle et sous une autre forme les deux phases complémentaires de solidification et de dissolution qui régissent les cycles plus vastes dans lesquels ils s'inscrivent ; en outre, tous ces petits cycles non seulement s’emboîtent, mais ils se chevauchent aussi, et il y en a même de différentes espèces, de la même manière que les planètes qui tournent autour du soleil ont chacune leur rythme propre.

Cependant, tous ces petits cycles sont ordonnés par rapport au plus grand de tous qui les a produit par la polarisation des pôles essentiels et substantiels, et tous s'équilibrent et concourent à la même fin ; mais il n'est peut-être pas inutile de donner un exemple, même si celui-ci ne pourra être entièrement compris que dans la suite de cette étude : vers l'époque même des premières pièces atonales de Schoenberg apparaissait le jazz qui, comme ces pièces atonales, peut être considéré comme ouvrant un petit cycle à l'intérieur d'un cycle plus vaste ; il peut sembler à première vue qu'il n'y a aucun rapport entre ces deux musiques, mais en réalité, l'une comme l'autre ne furent possible que parce que, à cette époque, s'ouvrait une phase nouvelle vers la dissolution finale, et ceci, non seulement en musique, mais dans tous les domaines ; et bien qu'elles puissent sembler à certains égards opposées, elles furent en fait chacune des étapes importantes et complémentaires concourant à un même but ; c'est ce qu'il va nous falloir à présent examiner brièvement pour terminer ces indications préliminaires.

Nous avons vu au début que l'essence et la substance étaient inverses l'une de l'autre ; il faut savoir qu'une des conséquences de ceci, c'est que les phases de solidification et de dissolution se correspondent en sens inverse, et que ce qui est le plus proche de la substance est comme une image inversée de ce qui est le plus proche de l'essence ; c'est pourquoi, par exemple, certains musiciens donnent le nom de « mode » à deux choses opposées : d'une part à des ensembles hiérarchiques de notes bien distinctes, d'autre part à des ensembles plus ou moins uniformes de notes toutes égales ; ces deux sortes de « modes » sont « non-modulants », et peuvent à ce point de vue être distingués du système des tonalités, mais il n'en reste pas moins qu'elles sont inverses l'une de l'autre, que les « modes hiérarchiques » sont du côté de l'essence et les « modes uniformes » du côté de la substance, et, pour notre part, nous ne donnerons à ces derniers que le nom de « pseudo-modes ». Ceci dit, ce n'est là qu'un exemple parmi d'autres, et nous verrons que c'est toute la musique qui tend à devenir une sorte de reflet obscur et parodique de ce qu'elle était anciennement, et qu'on peut même, depuis quelque temps déjà, appeler la musique de notre époque une « musique à rebours ».

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.