L'évolution de la musique occidentale
vers cette texture plastique ou spatiale est tellement flagrante
qu'il nous semble presque superflu d'y insister : aujourd'hui,
il est quantité d'oeuvres ne consistant pratiquement qu'en des jeux
de timbres, voire de bruits ; les vieux contrapuntistes, déjà,
affectionnaient les oppositions de divers groupements de voix, et
plus tard, Monteverdi devait fameusement opposer divers ensembles
instrumentaux entre eux ; les gammes ascendantes des ouvertures
à la française, semblables à des flèches lancées dans l'espace,
sont par ailleurs bien connues, comme le sont les masses orchestrales
des symphonies Beethoveniennes, les jeux de sonorités des pianistes
romantiques ou encore les textures marines d'un Debussy. D'autre
part, cette « matière sonore » est chose toute
corporelle, et elle doit être animée par des gestes plus ou moins
« théâtraux » ou opératiques : ce sont les
trémolos de notes sourdes et indistinctes ; les oppositions de
petits ensembles instrumentaux, pianissimo, à de gigantesques
masses orchestrales, fortissimo subito ; les sonorités
légères comme des frétillements de feuilles mortes ; les
accords violents comme des coups de tonnerre ; mais cette
dernière question demande quelques explications.
Pour produire quoi que ce soit, il faut
un principe essentiel et un principe substantiel ou plastique ;
et pour que l'homme puisse produire une œuvre quelconque, il faut
qu'il ait en lui une certaine part essentielle et une certaine part
substantielle. La part substantielle de son être, c'est son corps ;
lorsque l'homme produit une œuvre, c'est par son corps que s'
« incorporent » les essences principielles et
informelles ; mais, lorsque le lien avec l'ordre essentiel ou
principiel est rompu, s'il est permis de dire une telle chose,
l'homme ne fait en quelque sorte plus que des gestes vides ;
aussi, plus la musique s'éloignait de l'essence et s'approchait de
la « matière sonore brute », plus elle devenait une
espèce de gesticulation toute extérieure. Sur cette question
encore, il nous semble peu utile d'insister : du contrepoint des
vieux maîtres à la « naissance de l'opéra », aux enlevées des virtuoses, aux innombrables œuvres
orchestrales plus ou moins hystériques, et jusqu'aux
« discothèques », l'histoire se passe de commentaires.[2]
Maintenant, quelle est, dans l'homme,
la part essentielle ? Et bien, ce qu'il faut comprendre, sans
quoi la musique ne sera jamais qu'un jeu vain et illusoire, c'est que
les nombres essentiels ne sont pas seulement les principes de cette
dernière, mais de toutes choses, l'homme y compris ; c'est
pourquoi il pouvait anciennement y avoir des initiations basées sur
les arts et les métiers ; mais c'est là une vue tellement
contraire à celle qui caractérise l'art de notre époque que nous
ne pourrons le comprendre que petit à petit au cours des chapitres
suivants ; cela dit, on devrait déjà pouvoir entrevoir que, en
s'éloignant progressivement de l'essence de leur art, les musiciens
s'éloignaient aussi, dans la même mesure, de l'essence même de
leur être.
[1] Ce n'est pas à dire que le symbolisme des instruments de musique ne puisse pas avoir aussi son importance, comme on peut le voir en particulier avec la musique chinoise (où la dualité des notes yin et yang, disons le en passant, correspond à ce que nous avons appelé le dièse et le bémol), mais ce symbolisme traditionnel est trop évidemment étranger à la musique moderne.
[2] Encore une fois, ceci ne veut pas dire qu'il ne puisse pas y avoir aussi une "danse" basées sur de véritables principes traditionnels.
[2] Encore une fois, ceci ne veut pas dire qu'il ne puisse pas y avoir aussi une "danse" basées sur de véritables principes traditionnels.
Note : Le côté des « dièses »
peut être qualifié par l'extériorité, la tension, l'instabilité
et le côté des bémols par l'intériorité, la détente, le repos ;
d'autre part, Mozart et Wagner furent des compositeurs d'opéra et on
pourrait y ajouter Monteverdi, autre compositeur « dièse ».
Ce dernier s’employa dans plusieurs écrits théoriques à défendre
sa secunda pratica,
toute théâtrale, et son style concitato,
c'est à dire « agité » ; le style des compositeurs
Viennois (dièse), quant à lui, avec ses oppositions tonales et orchestrales,
put dans son ensemble avoir un caractère plus théâtral ou gestuel
que le style « baroque » et ses flots continus de
croches ; le caractère théâtral des œuvres de Wagner et de
Liszt (dièses), grand amateur de septièmes diminuées (dièse), n'a pas besoin d’être
souligné, et, si l'on passe au début du XXème siècle,
l' « expressionnisme » des œuvres de Schoenberg et
de ses élèves, comme la sauvagerie du Sacre du printemps, sont
comme une nouvelle étape vers la pure gesticulation.
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