7. La "texture" et le geste

C'est par les rapports numériques que les intervalles se distinguent entre eux et forment un ensemble logique et ordonné : les nombres sont les essences informelles qui donnent une forme intelligible à la « matière sonore » en laquelle ils s'« incorporent » ; et plus la musique s'éloignait de l'essence, plus elle s'éloignait de cette forme intelligible ; plus elle s'approchait de la substance plus elle s'approchait de la « matière sonore » pour ainsi dire « brute ». A cet égard, ce qu'il faut avant tout remarquer, c'est que toute « incorporation » implique nécessairement une « spatialisation » ; aussi, plus les compositeurs s'approchaient de cette « matière », plus ils manipulaient le son spatialement, comme une espèce de texture plastique ; et cette texture fut pratiquement tout ce qui subsista, chez certains compositeurs, lorsque le système tonal fut finalement tout à fait dissous. Il est facile de voir le rapport de cette « texture spatiale », d'une part, avec la polyphonie, et d'autre part avec l'essor de la musique instrumentale : la polyphonie aboutit fatalement à considérer les sons, les rythmes, les « voix » ou les « masses », comme s'opposant dans l'espace, et formant des « textures » plus ou moins « fines » ou « épaisses », denses ou aérées, étalées sur toute l'étendue ou resserrées dans un registre quelconque, rythmiquement plus ou moins « homophones » ou plus ou moins « chaotiques » ; quant aux timbres instrumentaux, ils sont tout à fait en dehors des relations intervalliques de la tension et de la détente, qui ne peuvent se manifester qu'en succession, et ils ne forment pas un ensemble logique et hiérarchique, comme les intervalles, mais seulement des ensembles plus ou moins uniformes ou hétérogènes de couleurs ; ils sont en quelque sorte la « matière » même du compositeur, comme l'est la palette pour le peintre[1].

L'évolution de la musique occidentale vers cette texture plastique ou spatiale est tellement flagrante qu'il nous semble presque superflu d'y insister : aujourd'hui, il est quantité d'oeuvres ne consistant pratiquement qu'en des jeux de timbres, voire de bruits ; les vieux contrapuntistes, déjà, affectionnaient les oppositions de divers groupements de voix, et plus tard, Monteverdi devait fameusement opposer divers ensembles instrumentaux entre eux ; les gammes ascendantes des ouvertures à la française, semblables à des flèches lancées dans l'espace, sont par ailleurs bien connues, comme le sont les masses orchestrales des symphonies Beethoveniennes, les jeux de sonorités des pianistes romantiques ou encore les textures marines d'un Debussy. D'autre part, cette « matière sonore » est chose toute corporelle, et elle doit être animée par des gestes plus ou moins « théâtraux »  ou opératiques : ce sont les trémolos de notes sourdes et indistinctes ; les oppositions de petits ensembles instrumentaux, pianissimo, à de gigantesques masses orchestrales, fortissimo subito ; les sonorités légères comme des frétillements de feuilles mortes ; les accords violents comme des coups de tonnerre ; mais cette dernière question demande quelques explications.

Pour produire quoi que ce soit, il faut un principe essentiel et un principe substantiel ou plastique ; et pour que l'homme puisse produire une œuvre quelconque, il faut qu'il ait en lui une certaine part essentielle et une certaine part substantielle. La part substantielle de son être, c'est son corps ; lorsque l'homme produit une œuvre, c'est par son corps que s' « incorporent » les essences principielles et informelles ; mais, lorsque le lien avec l'ordre essentiel ou principiel est rompu, s'il est permis de dire une telle chose, l'homme ne fait en quelque sorte plus que des gestes vides ; aussi, plus la musique s'éloignait de l'essence et s'approchait de la « matière sonore brute », plus elle devenait une espèce de gesticulation toute extérieure. Sur cette question encore, il nous semble peu utile d'insister : du contrepoint des vieux maîtres à la « naissance de l'opéra », aux enlevées des virtuoses, aux innombrables œuvres orchestrales plus ou moins hystériques, et jusqu'aux « discothèques », l'histoire se passe de commentaires.[2]

Maintenant, quelle est, dans l'homme, la part essentielle ? Et bien, ce qu'il faut comprendre, sans quoi la musique ne sera jamais qu'un jeu vain et illusoire, c'est que les nombres essentiels ne sont pas seulement les principes de cette dernière, mais de toutes choses, l'homme y compris ; c'est pourquoi il pouvait anciennement y avoir des initiations basées sur les arts et les métiers ; mais c'est là une vue tellement contraire à celle qui caractérise l'art de notre époque que nous ne pourrons le comprendre que petit à petit au cours des chapitres suivants ; cela dit, on devrait déjà pouvoir entrevoir que, en s'éloignant progressivement de l'essence de leur art, les musiciens s'éloignaient aussi, dans la même mesure, de l'essence même de leur être.



[1] Ce n'est pas à dire que le symbolisme des instruments de musique ne puisse pas avoir aussi son importance, comme on peut le voir en particulier avec la musique chinoise (où la dualité des notes yin et yang, disons le en passant, correspond à ce que nous avons appelé le dièse et le bémol), mais ce symbolisme traditionnel est trop évidemment étranger à la musique moderne.

[2] Encore une fois, ceci ne veut pas dire qu'il ne puisse pas y avoir aussi une "danse" basées sur de véritables principes traditionnels.



Note : Le côté des « dièses » peut être qualifié par l'extériorité, la tension, l'instabilité et le côté des bémols par l'intériorité, la détente, le repos ; d'autre part, Mozart et Wagner furent des compositeurs d'opéra et on pourrait y ajouter Monteverdi, autre compositeur « dièse ». Ce dernier s’employa dans plusieurs écrits théoriques à défendre sa secunda pratica, toute théâtrale, et son style concitato, c'est à dire « agité » ; le style des compositeurs Viennois (dièse), quant à lui, avec ses oppositions tonales et orchestrales, put dans son ensemble avoir un caractère plus théâtral ou gestuel que le style « baroque » et ses flots continus de croches ; le caractère théâtral des œuvres de Wagner et de Liszt (dièses), grand amateur de septièmes diminuées (dièse), n'a pas besoin d’être souligné, et, si l'on passe au début du XXème siècle, l' « expressionnisme » des œuvres de Schoenberg et de ses élèves, comme la sauvagerie du Sacre du printemps, sont comme une nouvelle étape vers la pure gesticulation.

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