(cf. Le règne de la quantité et les signes des temps, chap.XXXIII)
L'apparition
des « accords » marqua la rupture de l'équilibre naturel qui existe
entre ce qu'on peut appeler « le vertical » et
« l'horizontal », qui sont comme une expression musicale des
principes cosmologiques du temps et de l'espace [1]. A partir de ce moment, les notes de la polyphonie occidentale purent être
envisagée de deux façons complémentaires : comme formant, soit des unités
« verticales » distinctes les unes des autres, soit des lignes
« horizontales » tout aussi distinctes les unes des autres ;
elles forment à la fois des ensembles verticaux et horizontaux, mais, selon que
la prédominance passe de l'un à l'autre de ces points de vue, elles prennent
des significations différentes. Lorsqu'elles sont envisagées dans le sens
vertical, il tend à s'établir une certaine hiérarchie entre elles : la plus
aiguë et la plus grave se détachent et forment respectivement une
« mélodie » et une « basse continue », c'est à dire des
lignes horizontales ; à l'inverse, lorsqu'elles sont envisagées dans le
sens horizontal, elles prennent toutes une importance plus ou moins égale,
« frottent » les unes contre les autres et produisent des
« dissonances verticales » qui, lorsqu'elles seront
« détachées » des lignes horizontales qui les ont produites, et
qu'elles n'auront besoin d'être ni préparées ni résolues, formeront des accords
à part entière [2]. Il
s'établit donc naturellement un certain équilibre relatif entre les deux
tendances de la « verticalité » et de
l' « horizontalité » ; s'il en était autrement, on aurait bien
vite, soit des unités verticales juxtaposées les unes à côté des autres, sans
aucunes relations logiques entre elles, soit une multitude de lignes
horizontales indépendantes formant un ensemble incohérent, sans unité aucune.
D'autre part, les « dissonances » produites par la rencontre de
lignes horizontales sont graduellement intégrées à des unités verticales
« détachées », et ce double processus forme des accords de plus en
plus grand ; autrement dit, les deux tendances, bien qu’apparemment opposées
à certains égards, s'associent en fait dans l’agglutinement progressif d'un
nombre de plus en plus grand de sons, ou, ce qui revient au même, dans la
dissolution progressive de tous les rapports logiques et hiérarchiques ;
et les accords, par là même que, étant des unités toute relatives, ils peuvent
être envisagés à la fois verticalement et horizontalement, portaient en eux,
dès l'origine, toute les conséquences futures, qui n'avaient qu'à se dérouler
implacablement, du contrepoint à deux voix vers des masses sonores faites d'une
multitudes de sons plus ou moins indistincts.
Ceci
dit, l'agglutinement vertical, conjointement avec le morcellement horizontal
qui en est inséparable, devait avoir des effets s'étendant, non pas simplement
aux notes et aux accords, mais aussi aux « phrases » formées par les
accords, et aux ensembles plus vastes encore formés par les
« phrases ». Au début, la tendance « verticale » devait en
quelque sorte « détacher » les accords parfaits les uns des autres,
et, comme nous le disions plus haut, elle donnait en même temps naissance à la
« mélodie accompagnée », ainsi qu'à la « basse continue »
dont on fait parfois remonter l'origine à la « secunda pratica » de
Monteverdi. Puis, lorsque « s'agglutinèrent » et se
« détachèrent » des accords nouveaux, il tendit à s'établir une
certaine hiérarchie entre les accords d’espèces différentes ; et cette
tendance était solidaire de la phase de solidification qui devait aboutir au
système tonal des compositeurs Viennois. Il y a ici comme un mouvement
double : tout d'abord, les notes s'étaient fondues dans les « accords parfaits », et les
accords « parfaits » s'étaient « détachés » les uns des
autres ; puis, ce furent les accords qui à leur tour se fondirent dans les
tonalités et ce sont les tonalités qui se « découpèrent » ou se
« détachèrent » les unes des autres : elles furent articulées
par des « périodes » ou des « phrases » complémentaires,
elles-mêmes articulées par des degrés, des toniques, des sous-dominantes et des
dominantes, formant des sortes de grands blocs cadentiels déclinés en gammes,
en arpèges et en diverses formules d'accompagnement rigoureusement encastrés
dans le moule des emphatiques temps forts et faibles de la mesure. Cependant,
l'agglutinement vertical et la séparation horizontale, en se poursuivant,
devaient « détacher » et généraliser les accords de quatre sons,
noyer les tonalités dans un flot chromatique de tierces mobiles et dissoudre la
hiérarchie et la rigueur des formules cadentielles de la « carrure
classique » ; alors, de même que les notes s'étaient
« fondues » dans les accords, puis les accords dans les tonalités,
ces dernières se « fondirent » à leur tour dans la « modulation
continue » des immenses soufflets Wagnériens, et on voit que la rupture
intérieure progressive des liens logiques, en détruisant graduellement tous les
cadres formels, créait des formes de plus en plus « ouvertes » ou
« linéaires ». Mais ce n'est pas tout encore, car la modulation
continue, pour se poursuivre sans interruption et former ces grands « soufflets », a pour ainsi dire besoin d'un « liant »,
comme des accords de dominantes s’enchaînant inlassablement, par exemple, ou de
longues tenues de basses ; et lorsque
« l'agglutinement vertical » et la « séparation
horizontale » se poursuivirent, lorsque les notes en vinrent à former un
ensemble par trop uniforme et que même la relation de sensible finit par se
rompre, l'enchaînement logique des accord et la modulation elle-même
s'évanouirent, les « soufflets » se morcelèrent en une quantité de
petits événements, jusqu'à finalement aboutir à des pièces
« non-modulantes » ne durant que le temps de quelques gestes (voir Schoenberg et ses fameux élèves). Au
cours des siècles, le morcellement horizontal et l'agglutinement vertical,
c'est à dire la dissolution progressive de tous les liens logiques entre les
notes, en même temps qu'ils formaient des accords de plus en plus grands,
produisaient des modulations de plus en plus lointaines et rapides, jusqu'à ce
qu'il n'y ait pour ainsi dire plus aucun espace libre où se mouvoir, mais seulement
un ensemble de sons « non-modulant » comprenant toutes les notes de
l'échelle chromatique ; dès lors, le morcellement et la vitesse croissante
des modulations aboutit en quelque sorte à un point d'arrêt pour se
« transmuer », si l'on peut dire, en un espèce « d'espace
sonore » ou « d'atmosphère sonore » au mouvement comme
suspendu ; et c'est pourquoi un compositeur de la deuxième moitié du XXème
siècle comme Morton Feldman put composer des œuvres gigantesque, comparables à des
tableaux, à d'immenses « peintures sonores » pouvant parfois
s'étendre sur des heures entières.
[1] En
peinture, la soi-disant « invention » de la perspective eut
probablement un rôle comparable.
[2] Au
départ, les notes « étrangères » jouées « sur le temps »
devaient être préparées, puis résolue : c'étaient des
« retards ». Puis, n'ayant plus besoin d'être préparées, elles
devenaient des appogiatures, avant que la résolution elle-même ne soit
supprimée. C'est ainsi que, par la destruction progressive de tous les liens logiques, les accords furent graduellement formés. D'autre part, nous avons vu que l'histoire de la musique s'était effectuée dans le sens du dièse, et, à cet égard, on peut signaler le rôle fort important qu'eut l'accord de dominante dans l'empilement d'un nombre de notes de plus en plus grand.
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